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Gil Mahé (IRD) : "le delta intérieur du Niger, un milieu naturel exceptionnel"

Gil Mahé, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) est spécialiste des grands fleuves d’Afrique. Il nous apporte son éclairage pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre au sein de cette extraordinaire zone humide qu’est le Delta intérieur du Niger. Il évoque également ses perspectives, avec les conséquences prévisibles du changement climatique sur ce milieu, et surtout, des activités humaines.

 


Dans cette région sahélienne de l’Afrique de l’Ouest, le fleuve Niger apporte beaucoup, comme le Nil le fait à l’Égypte. Alimenté principalement par les montagnes du Fouta Djalon en Guinée, le Nord de la Côte d’Ivoire et tout le Sud du Mali le fleuve défie le Sahara pour constituer une artère de vie. Les hommes ont depuis longtemps appris à vivre avec et grâce à lui, au gré de ses crues. Le delta intérieur du Niger, vaste zone d’environ 50 000 km², abrite ainsi un million de personnes, pêcheurs, éleveurs et agriculteurs, qui exploitent tour à tour eaux et terres. Mais si le milieu évolue de façon cyclique au cours de l’année, il est de plus en plus transformé par deux autres phénomènes, intimement liés : les aléas climatiques et les mutations socio-économiques. Quel est l’avenir de cette zone humide naturelle exceptionnelle ?

Gil Mahé* est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste des grands fleuves d’Afrique. Depuis plus de 30 ans, il étudie l’hydrologie de ces grands fleuves, les impacts des activités humaines et des barrages sur les écoulements et le devenir de leurs ressources. Il nous apporte son éclairage.

Le delta intérieur du fleuve Niger est réputé être un milieu écologique exceptionnel. Pouvez-vous nous le décrire ?

Bassin versant du Niger depuis la dorsale guinéenne jusqu’à son delta maritime au Niger – source : IRD

Le delta intérieur du Niger se caractérise par une faible pente et des eaux peu profondes. C’est tout à fait exceptionnel cette immense surface d’eau douce qui traverse cette zone semi-aride. La surface inondée peut atteindre 35 000 km², les bonnes années. On ne peut pas y aller une fois et ne pas s’en souvenir. Sur place, une grande sérénité vous envahit.

Le fleuve mesure 1 km de large au moment de son entrée dans le delta. Dans le sud du delta, ce sont des plaines inondées, de faible profondeur, avec des berges en terre ; au centre, la convergence des nombreux bras du fleuve vient créer un chapelet de lacs, dont le plus grand : le lac Débo. En son centre, on peine à voir une berge, il semble grand comme la mer ! Au nord enfin, le bras principal du fleuve forme des S entre les dunes.

L’évaporation est très importante dans le delta intérieur. Les années de moindre crue, corrélativement à une plus faible surface inondée, elle n’est que de 24%du volume d’eau entrant dans le delta, mais les meilleures années elle atteint 48%, ce qui est considérable et a même des implications climatiques locales, voire régionales.

La quantité d’eau qui arrive dans le delta dépend de la pluviométrie dans les bassins supérieurs du fleuve Niger et de son principal affluent, le Bani. Les pluies locales ne contribuent que pour 5 à 10 % ! L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale ont connu une grande sécheresse dans les années soixante-dix et quatre-vingt, avant de connaître une reprise des pluies dans les années quatre-vingt-dix. Aujourd’hui, la zone est toujours déficitaire en eau, par rapport aux mesures des années cinquante et soixante. Le déficit des apports à l’entrée du delta a atteint 69 % ce qui a eu bien sûr un impact sur l’extension de l’inondation dans le delta. Mais cette tendance baissière s’est arrêtée. Les niveaux sont aujourd’hui comparables à ceux du milieu des années soixante-dix.

La dynamique hydrologique du delta est complexe et soumise à une forte variabilité. Les écoulements qui l’alimentent sont issus des eaux de surface, par ruissellement des eaux de pluie, mais aussi des restitutions lentes des nappes. En saison sèche, les apports sont constitués uniquement des eaux de nappes.

Par ailleurs, le delta du Niger est confronté au paradoxe sahélien : en même temps que l’on enregistre des pluies moindres, les écoulements ne faiblissent pas, plus encore, pour une même quantité de pluie, on mesure davantage d’écoulement. Cela vient de la longue période de sécheresse qui a eu pour effet de favoriser les conditions d’écoulement, avec la réduction de la végétation. Rien ne retient plus l’eau, qui s’écoule alors avec davantage de vitesse et de force.

La sécheresse des années soixante-dix et quatre-vingt a induit un changement de régime des eaux, qui surprend encore. À Niamey, la crue principale du Niger a lieu normalement entre janvier et mars. Maintenant, la crue a lieu en septembre, à la saison des pluies. Les quartiers au bord du fleuve sont particulièrement exposés et la ville se révèle vulnérable à la crue. En août et septembre 2020, les fortes pluies ont notamment provoqué des crues historiques, détruisant une partie des digues le long du fleuve et emportant de nombreuses vies.

Ce changement de régime des crues est exploité dans le delta intérieur du Niger : le supplément d’eau qui arrive de juillet à septembre est utilisé par les agriculteurs qui ont aménagé les bas-fonds en pépinières de riz, grâce à des batardeaux. Nombreux sont aussi les agriculteurs qui puisent directement dans le fleuve pour alimenter leurs pépinières.

Les barrages ont aussi un impact sur les débits. En amont du delta intérieur, le barrage hydroélectrique de Sélingué sur le Sankarani, surtout, et dans une moindre mesure le seuil de Markala, pour l’irrigation des cultures de riz, ont contribué à réduire la surface inondée dans le delta en régularisant les crues. Néanmoins l’impact reste limité et ces infrastructures permettent d’assurer les hauteurs d’eau nécessaires à la navigabilité du fleuve tout au long de l’année.

Contrairement à ce que pense un grand nombre de personnes, le barrage n’assèche pas le fleuve. En réalité, c’est grâce au barrage que le fleuve n’est jamais asséché, hormis en 1985 à Niamey au paroxysme de la sécheresse. Le barrage permet de maintenir un certain niveau d’eau dans le fleuve, y compris en saison sèche. Le fleuve Niger peut ainsi être une voie de communication. Les voies terrestres sont compliquées, parfois impraticables en voiture, et la région est soumise à des aléas sécuritaires. Le transport s’effectue alors quasi exclusivement par le fleuve. Les gros navires ne peuvent pas naviguer durant la saison sèche, mais les grosses pinasses, elles, peuvent naviguer toute l’année. Le fleuve permet le transport des marchandises jusqu’aux marchés locaux du pays.

Néanmoins, il faut rester vigilant quant au développement du potentiel hydraulique de l’Afrique de l’ouest. Je pense notamment au projet de barrage de Fomi[1] en Guinée qui aura, lui, un impact majeur, 3 fois plus important que celui de Sélingué. Les conséquences seront très importantes pour le régime du fleuve et celui du delta.

 

Les ressources halieutiques se tarissent, le Sahara semble commencer à engloutir le fleuve… Ces transformations sont-elles entièrement imputables au changement climatique ?

On observe des crues plus dévastatrices depuis une quarantaine d’années. Principalement du fait que suite à une longue période de moindres crues, les populations ont occupé les espaces proches du fleuve, qui se sont trouvés très vulnérables au retour de crues importantes, surtout en fin de saison des pluies au Niger. La moindre vigueur des crues pendant ces périodes sèches a aussi empêché le curage naturel du lit. Des bancs de sable se sont formés dans certaines zones, notamment sous l’effet de l’Harmattan, vent chaud et sec soufflant du désert vers le delta. Cet ensablement plus important a engendré quelques difficultés de navigation, qui étaient moins fréquentes quand la crue amont du fleuve était plus forte ; elle a surtout réduit la période de navigation des navires les plus importants.

Avec le changement climatique, les apports en eau qui parviennent au delta ont diminué. Il y a moins de pluie et moins d’eau dans le delta, et donc moins de surfaces inondées. Toutefois, il n’y a pas de lien de proportionnalité entre la baisse des pluies et la baisse des niveaux dans le fleuve. La baisse des pluies à elle seule ne suffit pas à expliquer la très forte baisse des crues. Pour comprendre ce phénomène, il faut considérer que l’écoulement dans le fleuve provient aussi des nappes souterraines. Or la succession d’années déficitaires en pluies dans toute l’Afrique de l’Ouest a provoqué une réduction importante du niveau et du volume des réserves en eau dans les nappes, qui a leur tour ont contribué de moins en moins aux écoulements de surface du fleuve Niger. Cependant les pluies sur le bassin sont toujours importantes et contribuent toujours à provoquer une crue qui va traverser le delta et rejoindre Niamey et la mer plus loin au Nigéria. Alors non, le Sahara ne va pas engloutir le delta !

En revanche, le barrage de Fomi en Guinée va changer la donne, car il va notamment réduire la cote moyenne des crues. Or, il existe un lien entre la surface d’eau et la production halieutique. Avec la construction et la mise en route du barrage de Fomi, la production halieutique sera réduite.

 

Quels rapports les hommes entretiennent-ils avec le fleuve à cet endroit-là ?

C’est un rapport étroit, les activités humaines et leur productivité étant rythmées par la dynamique hydrologique ! Un million de personnes, soit un dixième de la population malienne, vit sur le delta, d’une très grande superficie. Le delta n’est pas densément peuplé. Ses habitants vivent de la petite agriculture de subsistance, de la culture du riz, de la pêche et de l’élevage, bien que l’agriculture irriguée prenne dans la région une place croissante.

Le nord est constitué d’un chapelet de lacs qui étaient régulièrement mis en eau par les crues. Avec les sécheresses, les populations ont quitté ces espaces, qui sont en plus devenus des zones de conflits. Les gens se sont rapprochés du fleuve, concentrant les habitats, donnant naissance parfois à des tensions. Des migrations ont sûrement eu lieu vers les villes également, comme Tombouctou, ou Mopti.

Dans la partie sud du delta, les grandes plaines reposent sous l’eau lors des crues. Au début de la crue, les Peuls remontent avec le bétail vers le fleuve, pour que les bêtes se nourrissent des herbes. Le bourgou, qui pousse naturellement dans les zones humides, est cultivé dans le delta intérieur. Les Peuls y passent toute la saison humide, ces zones très plates sont très importantes et permettent de nourrir le bétail. Les pêcheurs de l’ethnie Bozo vivent eux aussi avec la crue. Nomades, ils suivent la crue. En saison sèche, les pécheurs sont repliés sur les berges le long du bras principal du fleuve. Quand la crue arrive, ils s’installent à différents endroits. Avec le changement climatique, les ressources halieutiques ont diminué, les pêcheurs deviennent agriculteurs. Les populations rythment leurs déplacements et leurs activités sur le fleuve.

 

Quelles sont les perspectives ? Quelles solutions sont envisagées pour préserver l’avenir de cet écosystème ?

L’augmentation des températures va avoir un réel impact sur l’évaporation. Pour la zone qui nous intéresse, l’impact ne sera pas réellement sur le delta, mais à l’aval, en sortie du delta : il y aura moins d’eau. Les modèles ne montrent pas beaucoup de changement jusqu’en 2050. En regard des modifications que  pourrait apporter le barrage de Fomi, les changements induits par le climat semblent presque mineurs !

Le fleuve Niger est relativement facile à modéliser en amont du delta : on y trouve une saison des pluies, une crue, pas de neige… Pour le delta intérieur en revanche, la situation est beaucoup plus compliquée car il est impossible de modéliser finement la dynamique hydrologique d’un réseau hydrographique aussi dense et complexe. De plus, les données accessibles ne sont pas toujours fiables. Avec le développement de nouvelles données satellitaires sur la pluie, le niveau d’erreur est plus limité. Par ailleurs, les images satellite de résolution de plus en plus fine offrent la possibilité de mieux identifier les zones vulnérables.

En matière de gestion internationale de fleuve, de gouvernance partagée, l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, l’OMVS, est très en avance, avec la protection du régime naturel des zones humides et des populations qui y vivent, les systèmes d’information en temps réel, les bases de données…

Mais l’Autorité du Bassin du Niger, l’ABN, n’est pas non plus sans mérite. Avec la contribution des 9 états riverains du fleuve, elle a mis en place un système d’observation en temps réel et une large base d’informations partagée par les états. Elle a particulièrement veillé à ralentir l’anthropisation du fleuve afin de garantir un écoulement qui reste encore largement naturel, ce qui est une exception pour un fleuve aussi long et à la ressource si importante. Les films catastrophe qui prédisent la disparition pure et simple du fleuve sont contre-productifs. Non, le fleuve ne va pas disparaître ! En revanche, il est indispensable de repenser le lien que nous avons avec les barrages, qui ne peut plus être celui que nous avions il y a 50 ans. Les modifications à venir du régime du fleuve qui découleront des prochaines constructions d’ouvrages, doivent s’accompagner d’études approfondies sur le devenir des surfaces inondées et agricoles dans le delta, et des conséquences pour les populations locales qui vivent encore très nombreux au rythme de la crue du fleuve des fleuves.

*Directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement, Gil Mahé est membre du laboratoire Hydrosciences à l’Université de Montpellier. Il est président du comité scientifique et de coordination du programme FRIEND-Water de l’Unesco, qui déploie 5 de ses programmes régionaux sur l’Afrique. Il est aussi membre du comité scientifique du programme World Large Rivers Initiative de l’Unesco, président de la Commission Internationale des Eaux de Surface de l’AISH et de son comité Afrique. Enfin, il a lancé en 2015 une série de conférences sur les grands fleuves d’Afrique, dont la prochaine édition aura lieu à Cotonou du 16 au 20 novembre 2021.

 

[1] Le projet de Fomi est conçu pour un être un barrage multiusages (énergie, irrigation, facilitation de la navigation fluviale) et est inclus au programme de construction de barrages hydroélectriques du gouvernement guinéen. Le projet en est toujours en phase d’études et la cote définitive de construction du barrage n’est pas encore retenue. Un comité conjoint Guinée / Mali a été mis en place comme instance de concertation.

Pour en savoir plus : retrouvez plusieurs papiers scientifiques co-écrits par Gil Mahé

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